Heureux ceux qui n’en savent
rien ! qui, nés au même berceau, nourris au même foyer, commencèrent
ensemble l’amour et la vie ! comme Isis et Osiris, les divins jumeaux, qui
s’aimèrent au sein de leur mère, et s’aimèrent même après la mort.
Mais la Fable nous apprend
qu’enfermés encore dans leur mère, encore dans les ténèbres de leur douce
prison, ils mirent le temps à profit, que cet amour si précoce fut déjà fécond,
et qu’ils créèrent même avant d’être. Nous ne voulons pas pour les nôtres que
les choses aillent si vite que pour ces dieux brûlants d’Afrique. Il faut une
initiation, il faut de la patience, il faut mériter d’être dieux, pour savourer
profondément le moment divin dans sa plénitude.
Michelet,
La femme.
Élevée
dans la certitude que le mariage était l’avenir de la femme, jamais, durant les
années qui précédèrent mes noces, je n’ai remis en cause les paroles de ma mère
qui me répétait souvent : « Tu verras, quand tu seras mariée, combien
j’ai raison ! ». Je chérissais ma mère comme l’être le plus doux, le
plus aimable, le plus intentionné qui soit. J’écoutais ses conseils et
apprenais en sa compagnie les vertus domestiques dont j’étais persuadée
qu’elles formaient le bien précieux qu’une femme honnête se devait d’apporter à
son futur mari. Ma mère m’apprit ainsi à cuisiner, à coudre et mille autres
choses qui me semblaient aussi nécessaires qu’indispensables. Ma mère ne
prononçait jamais le nom de mon père sans lever au ciel un visage emprunt d’une
telle bonté qu’il n’était pas rare que je joigne mon regard au sien et que,
toutes deux, nous envoyions notre prière vers le Très haut afin que notre père,
marin de son état, nous revienne, sain et sauf.
Je
suis née en 1930, près de Brest, dans un de ces petits villages côtiers
fouettés par les embruns. Timide à l’excès, enfant, je ne jouais guère qu’avec
quelques connaissances du voisinage qui avaient reçu l’approbation de mes
parents. Mon enfance fut sans accroc, sans surprise non plus. Mon père parlait
peu, partait pour de longues semaines, je vivais le plus souvent dans la seule
et unique compagnie de ma mère. Une mère qui m’entourait de soins et
m’apprenait, avec patience et douceur, les vertus dont j’ai déjà parlé. J’avais
un visage agréable, mon père disait, avec un petit sourire, que j’étais
« un joli brin de fille » ! Lorsque j’ai eu seize ans, mes
parents m’ont mise en apprentissage chez une de mes tantes qui avait un atelier
de confection à Brest. J’habitais chez elle et j’occupais un peu de l’espace
laissé affreusement vide par la mort de son mari durant la guerre. C’était une
femme d’un caractère proche de celui de ma mère, elle était douce, attentionnée
et le plus souvent recueillie. Je savais qu’elle priait pour l’âme de son mari
défunt.
Je
rentrais tous les samedis midis. La joie que je voyais briller dans les yeux de
ma pauvre mère me disait combien était dure sa solitude. Mais jamais je ne l’ai
vue se plaindre de quoi que ce soit, même pendant la guerre qui nous apporta
son lot de disgrâce et de pénurie. Le dimanche soir, je reprenais l’autobus qui
me conduisait chez ma tante. Je voyais alors briller dans son regard une joie
identique à celle qu’avait ma mère le samedi midi.
Je
travaillais avec application et devins en quelques années « première
main », ce qui signifie que ma tante me confia des tâches de plus en plus
délicates dont je m’acquittais avec soin. Malheureusement, ma mère tomba malade
et fut emportée en quelques semaines. Je ne pouvais laisser mon père seul. Avec
la mort dans l’âme, je me résolus à quitter ma tante et l’atelier dans lequel
j’avais connu tant de bonheur. La tristesse de ma tante ne fit qu’augmenter la
mienne. Je lui promis de lui rendre régulièrement visite et l’invitai aussi à
venir nous voir, mais, me disait-elle « mes jambes me font tellement
souffrir que je me vois incapable d’entreprendre ce genre de
trajet ! ».
De
nouveau dans la maison de mon enfance, je passais mes journées à coudre, ma
tante me faisait livrer du tissu et me donnait les indications nécessaires à la
confection des vêtements. Il m’arrivait aussi de coudre pour des familles du
village ou des environs. J’aurais pu continuer à couler des jours paisibles
dans ce petit village côtier, mais mon père, et quelle âme sans bonté ne
pourrait l’entendre !, n’arrivait à supporter la dure épreuve que Dieu lui
avait envoyée. Sa peine était telle qu’il se mit à boire. Je savais qu’il ne
faisait que tenter de noyer son chagrin et que le vin n’était qu’un moment de
rémission. Je savais aussi que sa douleur, momentanément masquée, n’en
reviendrait que plus vive. Quand il n’était pas en mer, il allait au café, il
revenait ivre et se mettait à vociférer, il n’était plus lui-même, il
remplissait la maison d’injures à l’encontre de ma mère : « Salope,
putain de salope, pauvre chatte inutile, pouffiasse, je sais bien, va, ce que
tu faisais quand j’étais en mer, je sais bien, Antonin, Francis, Gustave, René,
et tous les autres, putain, plus que putain ! ». Je tentais de le
calmer, mais je savais que c’était inutile. Ses crises devinrent de plus en
plus violentes. Il continuait à lancer les mêmes insultes à ma pauvre mère
disparue, que Dieu la garde !, mais à présent, il s’en prenait aussi à
moi, et il terminait toujours par casser quelque chose : « Putain,
plus que putain, salope, moins que rien, je sais bien, va, je sais bien ce que
tu faisais avec Roland, Louis, Henri, Jean, salope, plus que salope, et je sais
aussi que ta fille n’est pas la mienne ! », et il me regardait d’un
air mauvais en criant : « Et toi, tu es comme ta mère, tu crois que
je sais pas ce que tu faisais à Brest, ta tante m’a tout raconté, salope, plus
que salope, tu suçais des queues et tu te faisais enfiler tous les soir,
putain, plus que putain ! ». Un soir de crise plus aiguë que de
coutume, il m’a battu, tellement fort que j’en suis tombée évanouie. Au matin,
il était parti pour trois semaines en mer. Au bout de quinze jours, je me suis
aperçue que mes menstrues tardaient à venir. J’ai attendu deux ou trois jours,
puis je suis allée consulter un médecin. J’étais enceinte. Mon père, ce père que
j’aimais plus que tout au monde, mon père m’avait violée...
Après, elle attend deux ou trois mois,
se faire avorter ?, pas question !, elle commence à haïr son putain
de père, chaque jour un peu plus, à la fin elle devient dingue. Un soir son
père rentre du bistrot, complètement pété, il commence à l’injurier, lève la
main, à ce moment-là, elle sort le fusil et lui tire dessus. Elle fait une
fausse couche. Elle passe dix ans en taule. Quand elle en ressort, elle a vécu
tout ce qu’on peut vivre de dégueulasse dans ces lieux de mort lente. Adieu
ourlets, festons, surjets, fronces ! La déchéance commence...
J’appris
la mort de ma tante alors que j’étais encore incarcérée. Je n’ai pas pu me
rendre à son enterrement. À ma sortie de prison, j’ai décidé de me réinstaller
dans la maison de mon enfance. Le village semblait divisé entre ceux qui me
comprenaient et priaient pour moi et ceux qui ne voyaient en moi qu’une
parricide. Un jour, Roger, le fils du menuisier du village est venu me voir
pour me dire que je devrais songer à ne plus être seule. Il avait un visage
doux, des yeux d’une grande bonté. Je me suis souvenu des paroles de ma mère,
j’ai pensé que le moment était peut-être venu de mettre en application tout ce
qu’elle m’avait aussi patiemment enseigné. J’ai accepté de l’épouser.
D’ac’, la déchéance, non, mais au bout
de trois mois, il commence à la battre, il picole à s’en faire crever la panse,
elle se rend compte que c’est un salaud, il l’oblige, les soirs de bringue, à
baiser avec ses potes, elle a trois marmots, on sait pas trop de qui ils sont,
à la fin, elle fait comme avec son père, elle lui fait éclater le crâne !
Roger
était doux, toujours d’humeur égale, il aimait rire, il m’entourait des soins
les plus charmants, je me suis mise à l’aimer de toute mon âme. Il avait
toujours une histoire amusante à raconter, il disait qu’il aimait me voir
rire ; de retour de l’atelier, il ne manquait pas une occasion pour faire
un détour par les champs et m’apporter quelques fleurs sauvages. J’oubliais lentement
le drame qui avait emporté mon père. Mais le malheur s’abattit une autre fois
sur moi. Roger fut appelé en Algérie. Un mois plus tard, je recevais une lettre
dans laquelle on m’annonçait sa mort, « pour la patrie ». J’étais
enceinte !
C’était quoi ce bordel ! Pas de
queues, pas de parties de couilles-con, et merde ! Je regarde la quatrième
de couverture. Et merde ! Merde, merde et merde ! Putain de couillon
de moi ! C’était pas le livre d’une pute, mais d’une pauvre bretonne qui
était devenue la plus célèbre exégète de Levi ben Gerson dit Gersonide, un
illuminé du XIVe siècle qui mesurait la distance entre les étoiles ! Et
merde, putain de merde !
Le
livre que nous proposons aujourd’hui au public est l’œuvre d’une des plus
éminentes spécialistes du philosophe juif Gersonide (1288-1344). Quittant le
registre savant qui a fait sa renommée, Francine Lebodic a décidé, voilà deux,
ans de prendre la plume afin de raconter son existence, de se raconter, sans
rien occulter, notamment en ce qui concerne le meurtre qu’elle a commis contre
son père alors qu’elle avait à peine vingt ans. Témoignage poignant d’une de
nos intellectuelles les plus admirées et reconnues, ce livre fera entrer le
lecteur dans l’aventure d’une vie qui, vouée à la solitude et à l’enfermement,
réussit, à force de volonté, à retourner en sa faveur un destin marqué par le
tragique. Francine Lebodic expose, avec un style d’une grande finesse, les
faits marquants de son existence ; elle raconte comment elle est passée de
l’atelier de confection de sa tante aux articles spécialisés dans les plus
grandes revues internationales de philosophie médiévale. Il ne fait aucune
doute que cette autobiographie, par son caractère sobre et cependant sans
concessions, saura captiver un large public. Le livre de Francine Lebodic ne
donne aucune leçon, au contraire, il confie en quelque sorte au lecteur un
témoignage bouleversant de sincérité et d’intelligence.
Mouais ! J’étais vraiment
con ! Faudrait toujours lire les quatrièmes de couverture, ça éviterait de
perdre son temps comme je venais de le faire ! Et merde ! Bon, je
m’en remettrai ! Une journée bizarre, que je me disais, ouais, personne
m’avait engueulé, personne m’avait fait de scène de jalousie, Belami m’avait
pas fait chier avec ses délais, cette putain d’isalope de Guillemette
Credoïnunumdeum était repartie sans sa lettre mais avec de quoi gamberger sur
les heurs et malheurs de sa
cramouille, tout baignait ! J’ai mis un disque, Purcell, King Arthur, et je crois que je me suis
endormi, comme un poupon...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire