mardi 17 juillet 2012

Chap. 12 : Où les quatrièmes prennent leur importance.




Heureux ceux qui n’en savent rien ! qui, nés au même berceau, nourris au même foyer, commencèrent ensemble l’amour et la vie ! comme Isis et Osiris, les divins jumeaux, qui s’aimèrent au sein de leur mère, et s’aimèrent même après la mort.
Mais la Fable nous apprend qu’enfermés encore dans leur mère, encore dans les ténèbres de leur douce prison, ils mirent le temps à profit, que cet amour si précoce fut déjà fécond, et qu’ils créèrent même avant d’être. Nous ne voulons pas pour les nôtres que les choses aillent si vite que pour ces dieux brûlants d’Afrique. Il faut une initiation, il faut de la patience, il faut mériter d’être dieux, pour savourer profondément le moment divin dans sa plénitude. 
                   Michelet, La femme.


Élevée dans la certitude que le mariage était l’avenir de la femme, jamais, durant les années qui précédèrent mes noces, je n’ai remis en cause les paroles de ma mère qui me répétait souvent : « Tu verras, quand tu seras mariée, combien j’ai raison ! ». Je chérissais ma mère comme l’être le plus doux, le plus aimable, le plus intentionné qui soit. J’écoutais ses conseils et apprenais en sa compagnie les vertus domestiques dont j’étais persuadée qu’elles formaient le bien précieux qu’une femme honnête se devait d’apporter à son futur mari. Ma mère m’apprit ainsi à cuisiner, à coudre et mille autres choses qui me semblaient aussi nécessaires qu’indispensables. Ma mère ne prononçait jamais le nom de mon père sans lever au ciel un visage emprunt d’une telle bonté qu’il n’était pas rare que je joigne mon regard au sien et que, toutes deux, nous envoyions notre prière vers le Très haut afin que notre père, marin de son état, nous revienne, sain et sauf.
Je suis née en 1930, près de Brest, dans un de ces petits villages côtiers fouettés par les embruns. Timide à l’excès, enfant, je ne jouais guère qu’avec quelques connaissances du voisinage qui avaient reçu l’approbation de mes parents. Mon enfance fut sans accroc, sans surprise non plus. Mon père parlait peu, partait pour de longues semaines, je vivais le plus souvent dans la seule et unique compagnie de ma mère. Une mère qui m’entourait de soins et m’apprenait, avec patience et douceur, les vertus dont j’ai déjà parlé. J’avais un visage agréable, mon père disait, avec un petit sourire, que j’étais « un joli brin de fille » ! Lorsque j’ai eu seize ans, mes parents m’ont mise en apprentissage chez une de mes tantes qui avait un atelier de confection à Brest. J’habitais chez elle et j’occupais un peu de l’espace laissé affreusement vide par la mort de son mari durant la guerre. C’était une femme d’un caractère proche de celui de ma mère, elle était douce, attentionnée et le plus souvent recueillie. Je savais qu’elle priait pour l’âme de son mari défunt.
Je rentrais tous les samedis midis. La joie que je voyais briller dans les yeux de ma pauvre mère me disait combien était dure sa solitude. Mais jamais je ne l’ai vue se plaindre de quoi que ce soit, même pendant la guerre qui nous apporta son lot de disgrâce et de pénurie. Le dimanche soir, je reprenais l’autobus qui me conduisait chez ma tante. Je voyais alors briller dans son regard une joie identique à celle qu’avait ma mère le samedi midi.
Je travaillais avec application et devins en quelques années « première main », ce qui signifie que ma tante me confia des tâches de plus en plus délicates dont je m’acquittais avec soin. Malheureusement, ma mère tomba malade et fut emportée en quelques semaines. Je ne pouvais laisser mon père seul. Avec la mort dans l’âme, je me résolus à quitter ma tante et l’atelier dans lequel j’avais connu tant de bonheur. La tristesse de ma tante ne fit qu’augmenter la mienne. Je lui promis de lui rendre régulièrement visite et l’invitai aussi à venir nous voir, mais, me disait-elle « mes jambes me font tellement souffrir que je me vois incapable d’entreprendre ce genre de trajet ! ».
De nouveau dans la maison de mon enfance, je passais mes journées à coudre, ma tante me faisait livrer du tissu et me donnait les indications nécessaires à la confection des vêtements. Il m’arrivait aussi de coudre pour des familles du village ou des environs. J’aurais pu continuer à couler des jours paisibles dans ce petit village côtier, mais mon père, et quelle âme sans bonté ne pourrait l’entendre !, n’arrivait à supporter la dure épreuve que Dieu lui avait envoyée. Sa peine était telle qu’il se mit à boire. Je savais qu’il ne faisait que tenter de noyer son chagrin et que le vin n’était qu’un moment de rémission. Je savais aussi que sa douleur, momentanément masquée, n’en reviendrait que plus vive. Quand il n’était pas en mer, il allait au café, il revenait ivre et se mettait à vociférer, il n’était plus lui-même, il remplissait la maison d’injures à l’encontre de ma mère : « Salope, putain de salope, pauvre chatte inutile, pouffiasse, je sais bien, va, ce que tu faisais quand j’étais en mer, je sais bien, Antonin, Francis, Gustave, René, et tous les autres, putain, plus que putain ! ». Je tentais de le calmer, mais je savais que c’était inutile. Ses crises devinrent de plus en plus violentes. Il continuait à lancer les mêmes insultes à ma pauvre mère disparue, que Dieu la garde !, mais à présent, il s’en prenait aussi à moi, et il terminait toujours par casser quelque chose : « Putain, plus que putain, salope, moins que rien, je sais bien, va, je sais bien ce que tu faisais avec Roland, Louis, Henri, Jean, salope, plus que salope, et je sais aussi que ta fille n’est pas la mienne ! », et il me regardait d’un air mauvais en criant : « Et toi, tu es comme ta mère, tu crois que je sais pas ce que tu faisais à Brest, ta tante m’a tout raconté, salope, plus que salope, tu suçais des queues et tu te faisais enfiler tous les soir, putain, plus que putain ! ». Un soir de crise plus aiguë que de coutume, il m’a battu, tellement fort que j’en suis tombée évanouie. Au matin, il était parti pour trois semaines en mer. Au bout de quinze jours, je me suis aperçue que mes menstrues tardaient à venir. J’ai attendu deux ou trois jours, puis je suis allée consulter un médecin. J’étais enceinte. Mon père, ce père que j’aimais plus que tout au monde, mon père m’avait violée...

Après, elle attend deux ou trois mois, se faire avorter ?, pas question !, elle commence à haïr son putain de père, chaque jour un peu plus, à la fin elle devient dingue. Un soir son père rentre du bistrot, complètement pété, il commence à l’injurier, lève la main, à ce moment-là, elle sort le fusil et lui tire dessus. Elle fait une fausse couche. Elle passe dix ans en taule. Quand elle en ressort, elle a vécu tout ce qu’on peut vivre de dégueulasse dans ces lieux de mort lente. Adieu ourlets, festons, surjets, fronces ! La déchéance commence...

J’appris la mort de ma tante alors que j’étais encore incarcérée. Je n’ai pas pu me rendre à son enterrement. À ma sortie de prison, j’ai décidé de me réinstaller dans la maison de mon enfance. Le village semblait divisé entre ceux qui me comprenaient et priaient pour moi et ceux qui ne voyaient en moi qu’une parricide. Un jour, Roger, le fils du menuisier du village est venu me voir pour me dire que je devrais songer à ne plus être seule. Il avait un visage doux, des yeux d’une grande bonté. Je me suis souvenu des paroles de ma mère, j’ai pensé que le moment était peut-être venu de mettre en application tout ce qu’elle m’avait aussi patiemment enseigné. J’ai accepté de l’épouser.

D’ac’, la déchéance, non, mais au bout de trois mois, il commence à la battre, il picole à s’en faire crever la panse, elle se rend compte que c’est un salaud, il l’oblige, les soirs de bringue, à baiser avec ses potes, elle a trois marmots, on sait pas trop de qui ils sont, à la fin, elle fait comme avec son père, elle lui fait éclater le crâne !

Roger était doux, toujours d’humeur égale, il aimait rire, il m’entourait des soins les plus charmants, je me suis mise à l’aimer de toute mon âme. Il avait toujours une histoire amusante à raconter, il disait qu’il aimait me voir rire ; de retour de l’atelier, il ne manquait pas une occasion pour faire un détour par les champs et m’apporter quelques fleurs sauvages. J’oubliais lentement le drame qui avait emporté mon père. Mais le malheur s’abattit une autre fois sur moi. Roger fut appelé en Algérie. Un mois plus tard, je recevais une lettre dans laquelle on m’annonçait sa mort, « pour la patrie ». J’étais enceinte !

C’était quoi ce bordel ! Pas de queues, pas de parties de couilles-con, et merde ! Je regarde la quatrième de couverture. Et merde ! Merde, merde et merde ! Putain de couillon de moi ! C’était pas le livre d’une pute, mais d’une pauvre bretonne qui était devenue la plus célèbre exégète de Levi ben Gerson dit Gersonide, un illuminé du XIVe siècle qui mesurait la distance entre les étoiles ! Et merde, putain de merde !

Le livre que nous proposons aujourd’hui au public est l’œuvre d’une des plus éminentes spécialistes du philosophe juif Gersonide (1288-1344). Quittant le registre savant qui a fait sa renommée, Francine Lebodic a décidé, voilà deux, ans de prendre la plume afin de raconter son existence, de se raconter, sans rien occulter, notamment en ce qui concerne le meurtre qu’elle a commis contre son père alors qu’elle avait à peine vingt ans. Témoignage poignant d’une de nos intellectuelles les plus admirées et reconnues, ce livre fera entrer le lecteur dans l’aventure d’une vie qui, vouée à la solitude et à l’enfermement, réussit, à force de volonté, à retourner en sa faveur un destin marqué par le tragique. Francine Lebodic expose, avec un style d’une grande finesse, les faits marquants de son existence ; elle raconte comment elle est passée de l’atelier de confection de sa tante aux articles spécialisés dans les plus grandes revues internationales de philosophie médiévale. Il ne fait aucune doute que cette autobiographie, par son caractère sobre et cependant sans concessions, saura captiver un large public. Le livre de Francine Lebodic ne donne aucune leçon, au contraire, il confie en quelque sorte au lecteur un témoignage bouleversant de sincérité et d’intelligence.

Mouais ! J’étais vraiment con ! Faudrait toujours lire les quatrièmes de couverture, ça éviterait de perdre son temps comme je venais de le faire ! Et merde ! Bon, je m’en remettrai ! Une journée bizarre, que je me disais, ouais, personne m’avait engueulé, personne m’avait fait de scène de jalousie, Belami m’avait pas fait chier avec ses délais, cette putain d’isalope de Guillemette Credoïnunumdeum était repartie sans sa lettre mais avec de quoi gamberger sur les heurs et malheurs de sa cramouille, tout baignait ! J’ai mis un disque, Purcell, King Arthur, et je crois que je me suis endormi, comme un poupon...

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