Je venais de m’enfiler une sacrée dose
de paella que le charcutier du coin préparait comme s’il était né à Valencia et
j’avais baigné le tout d’un rosé au poil ! Je me disais qu’une petite siesta ne me ferait pas de mal et que je
resterais comme ça dans les saveurs de mon déjeuner. J’ai mis Carmen, Bizet, L’amour est enfant de bohème et toutes les conneries que racontent
les opéras (c’est pour ça, en fin de compte, que je préfère quand c’est en
russe ou en allemand, je pige rien !) ! C’est la sonnerie de la porte
d’entrée qui m’a réveillé. Et merde ! Merde, merde et merde !
Credoïnunumdeum ! Je devais avoir une de ces gueules quand j’ai ouvert,
parce qu’elle m’a dit : Excusez-moi, je suis bien chez monsieur Charles
Monluc ? Ben oui qu’elle y était, mais lui, il était encore dans sa siesta ! Bon, première
impression : une petite cinquantaine pincée du cul ; deuxième
impression : le compte en banque de son masseur, de son chirurgien, de son
esthéticien, de son coiffeur, de son manucure devait être en forme ;
troisième impression : une vraie copine de Belami, épouse.
- C’est moi qui vous demande de
m’excuser. Je m’étais légèrement assoupi.
- Je peux revenir un autre jour si ça
vous arrange !
- Non, non, je vous assure, donnez-moi
cinq minutes et je suis à vous. Je vous en prie, entrez, prenez place, faites
comme chez vous !
C’était avec cette
isalope-céphalo-frigide de María Asunción que je m’étais mis à développer ce
tic verbal à faire dégueuler. Je m’entendais plus parler que je ne parlais
vraiment, comme si je jouais un rôle, un personnage dont j’aurais appris par
cœur les répliques. Ça me faisait plutôt rigoler, au fond ! Charles le
Caméléon, celui qui parle comme un couillon ! Cinq minutes et je suis à vous ! Y en avait de l’abnégation,
là-dedans ! Et puis le faites comme
chez vous ! Je supposais quand même qu’elle allait pas se mettre en
nuisette, avec bigoudis et masque de beauté ! C’était de toute façon pas
l’heure ! J’imaginais celui qui prendrait ça au pied de la lettre !
Je suis allé me foutre un peu d’eau sur la gueule, j’ai pissé, me suis
recoiffé, j’ai rentré ma chemise dans le pantalon et ai lacé mes chaussures,
j’étais déjà un peu plus présentable. Credoïnunumdeum s’était assise sur le
bord d’un fauteuil, les jambes serrées, légèrement de biais. Y a pas à dire,
l’éducation, ça vous donne une de ces classes ! Y avait aucune raison pour
que je ne sois pas aimable, fallait la mettre le plus à l’aise possible, c’est
tout.
- Détendez-vous, chère Madame, nous
sommes entre amis, non ?
- Guillemette, monsieur Monluc, s’il
vous plaît !
- D’accord, mais alors moi c’est
Charles, ça va ? Qu’est-ce que je peux vous offrir ?
- Rien, ne vous dérangez pas pour moi,
rien, je vous assure !
- Mais si, j’insiste. J’ai bien un peu
de thé, mais ça fait tellement longtemps que personne ne m’en demande que j’ai
bien l’impression qu’il doit être éventé (elle en avait certainement rien à
foutre, et moi non plus d’ailleurs, mais c’était histoire de la détendre, la
Credoïnunumdeum !), par contre, je peux vous proposer un subtil vin rosé
qui a accompagné avec grâce mon déjeuner.
- Si vous insistez !
Elle a trempé ses lèvres avec
délicatesse dans le rosé qui était, c’est vrai, pas trop mal. Ses lèvres
étaient maquillées avec soin, un rose pâle discret, impeccablement appliqué,
des lèvres assez fines et presque sensuelles. Mais ses lèvres n’étaient pas des
lèvres à queues, pas du tout ! Enfin, bon, toutes les lèvres sont des
lèvres à queues, en puissance, mais certaines plus que d’autres, peut-être que
celles-là étaient seulement des lèvres à glands ! Ah Héloïse ! que je
pensais.
- Alors, qu’attendez-vous de
moi ?
- Vous savez que c’est très
embarrassant de me retrouver ici, en ce moment, face à vous...
- Voyons, cher madame Credo... pardon,
chère Guillemette, imaginez que je suis comme un médecin, pas un médecin du
corps ni un médecin de l’âme, un médecin des mots (ma connerie me faisait
presque peur !), n’ayez crainte, ouvrez-vous à moi (une connerie sans
bornes !) !
- Vous savez, je suis une femme
honnête, une femme mariée, et je croyais être une femme fidèle (ouais, on croit
souvent ça !), jusqu’au jour où, je ne sais pas comment cela a pu arriver,
comment tout cela a commencé, mais... Ah, je ne sais pas si je vais pouvoir
continuer, je me sens tellement gênée !
- Reprenez un peu de vin, ça va vous
aider.
- Une sorte de moment de folie, une
véritable absence de raison, comme une absence à moi-même ! Il était
séduisant, aimable, cultivé. Il y avait dans ses yeux un brillant particulier.
Il me regardait avec une telle intensité ! Nous étions dans une soirée
organisée par le Pen Club, je m’en souviens très bien, il y avait un
monde !, mon mari était en train de parler affaires avec plusieurs de ses
associés, je m’ennuyais, et il y avait cet homme qui me regardait comme
personne ne m’avait regardée auparavant. J’ai soudain senti qu’il me désirait,
comme s’il y avait quelque chose d’animal en lui, une force, vous
comprenez !, une force, une injonction de la nature, une puissance de
l’instinct animal que nous gardons en nous mais que nous faisons taire le plus
souvent, un animal, vous comprenez ?, je sentais qu’un animal en rut me
désirait (eh, Credoïnunumdeum, je t’ai seulement demandé de me dire ce que tu
voulais que j’y mette dans ta putain de lettre ! Elle avait l’air d’aimer
ça, l’isalope, elle y mettait le ton !), non, plus exactement, qu’un
animal en rut allait me sauter dessus, me prendre devant toute l’assemblée.
J’étais comme hypnotisée par son regard qui plongeait dans le mien. Il est venu
vers moi, il ne disait rien, il a saisi la main, m’a emmenée dans le parc et
derrière un buisson. Il m’a prise, comme un animal, il soufflait, il me faisait
l’amour avec une violence incroyable (y te tringlait comme une bête,
ouais !), par terre, à même le sol, j’ai éprouvé un plaisir comme jamais
je n’en avais ressenti dans ma vie ! Nous nous sommes rhabillés, nous
avons rejoint les autres, mon mari ne s’était même pas aperçu de mon absence,
il m’a donné sa carte de visite. C’était plus fort que moi, je l’ai appelé,
nous nous sommes revus. Il me donnait rendez-vous dans des hôtels de passe,
dans des quartiers mal famés, il m’emmenait dans des bars de strip-tease, dans
des bars à prostituées, et il me parlait de littérature, de peinture, et après,
il me faisait l’amour avec la même violence que le premier jour, même dans sa
voiture. Jamais il ne me dérangeait, jamais il n’appelait chez moi, la seule
chose qu’il me disait était : Si tu veux qu’on se revoie, c’est toi
qui m’appelles ! et je l’appelais, je continue à l’appeler. Je crois
que je suis perdue. Ouf, je l’ai dit ! Comment ai-je pu oser vous raconter
tout ça ?
- Alors, qu’attendez-vous de
moi ? que je lui ai dit, parce que, même si elle racontait pas mal ses parties
de queue, j’allais pas passer la nuit à l’écouter !
- Je dois rompre, Charles, je suis en
train de me perdre, il faut impérativement que je rompe cette relation qui ne
fait que troubler ma vie, et puis mon mari ne mérite pas ça, vraiment
pas ! (Son mari ? Et qu’est-ce que tu en sais, de ton mari,
hein ? Je commençais à me demander si c’était une lettre de rupture
qu’elle attendait que je lui ponde, la Credoïnunumdeum de mes deux !)
- Vous voulez rompre ?
- Il le faut !
- Vous en êtes persuadée ?
- Je vous jure que... (eh, mollo, je
suis pas ton confesseur !)
- Oui ?
- Que mon repentir est grand !
- Aussi grand que votre plaisir ?
- Charles, que dites-vous ?
- Je crois que vous venez de trouver
un équilibre.
- Mais que voulez-vous dire ?
- Un équilibre entre le corps et
l’esprit.
- Et quelle classe de femme
croyez-vous que je suis ?
- Une femme avec de la classe
justement, une femme sensuelle qui vient de découvrir que la vie pouvait être
autre chose que la longue sieste proposée par le mariage !
- Mais que dites-vous ? Vous
rendez-vous bien compte que vous êtes en train de remettre en cause ce qui fait
le ciment de notre société ?
- Ce qui vous torture, ce n’est pas
l’aventure magnifique que vous êtes en train de vivre, c’est votre conscience,
votre bonne conscience !
- Charles !
- Oui ?
- Mais j’aime mon mari !
- Je n’en doute pas un seul instant,
mais vous venez de me le dire : J’ai
éprouvé un plaisir comme jamais je n’en avais ressenti dans ma vie !,
à vous de voir si l’intensité de ce plaisir vaut le trouble moral qu’il vous
occasionne !
- Jamais je ne pourrais continuer à
mentir à mon mari !
- Il sait quelque chose ?
- Non.
- Et croyez-vous qu’il se doute de
quelque chose ?
- Pas plus. D’ailleurs, vous savez,
avec ses affaires, il est souvent en voyage, il travaille tant, je sais qu’il
ne mérite pas ce que je suis en train de lui faire !
- Quand vous voyez l’autre homme,
pensez-vous à votre mari ou à vous-même ?
- Que voulez-vous dire ?
- Est-ce du plaisir pour vous ou de la
peine pour lui ?
- Mais lui ne sait rien !
- C’est donc seulement du plaisir pour
vous. Vous ne LUI faites rien, absolument rien !
- Mais je sais que je lui mens !
- Lui avez-vous dit une vérité qui
soit fausse ?
- Grand Dieu, non ! Je ne lui ai
jamais rien dit !
- Où est alors le mensonge ?
- Je ne sais.
- Aimez-vous l’autre homme ?
- Jamais de la vie ! J’aime et
j’aimerais toujours mon mari !
- Vous voyez bien que les choses
pourraient être d’une grande simplicité !
- Vous êtes le diable en
personne !
- Vous me flattez ! Et alors,
cette lettre !
- Je ne sais.
- Je suis bien entendu disposé à vous
l’écrire, cette lettre, mais peut-être voulez-vous y penser un peu plus ?
- Oui, vous avez raison, j’ai besoin
de réfléchir, de mettre tout cela en ordre dans mon esprit. (C’est pas d’esprit
qu’il s’agit ici, isalope de Credoïnunumdeum !, mais de ton cul, de ton
putain de cul qui a trouvé une queue qui te fait visiter le ciel et causer avec
les anges !)
- Voulez-vous que je...
- Non, ne faites rien, je n’ai déjà
que trop abusé de votre amabilité, et puis, il est tard, il faut que je m’en
aille, mon mari rentre d’Afrique du Sud ce soir et je n’ai encore rien
préparé ! (Peut-être que son mari va apprécier l’effet des petits à-côtés
de son isalope ! que je me disais.)
- Alors...
- Comment vous remercier ?
- Ce n’est rien, vraiment, ce fut un
plaisir ! Je reste à votre disposition, n’hésitez pas à m’appeler, ne
serait-ce que pour me donner de vos nouvelles, ça me fera plaisir !
(Mouais, qu’elle aille se faire foutre, cette isalope de Guillemette
Credoïnunumdeum ! que je pensais.)
-Vous êtes un ami précieux, cher
Charles, j’envie María Asunción de pouvoir compter sur une amitié comme la
vôtre !
- Vous êtes trop aimable ! (Bon,
elle se barre ou quoi !).
- Au revoir, et encore merci !
- De rien, vraiment. Au revoir.
Le lendemain Guillemette Credoïnunumdeum
m’avait fait livrer une caisse de rosé et une caisse de Champagne, y avait pas
à dire, l’éducation, ça vous donne une de ces classes ! Sacrés
culs-bénits ! que je me disais, quand on tâte du diable, y a pas à dire,
les anges ont une autre gueule ! Bon. Il me restait à regarder le bouquin
de Francine Lebodic, À toute épreuve
(putain, ces noms, les cons !), ça occuperait ma soirée.
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